Balayer les On, en finir avec les Nous, les Il et autres Elle ; il faut, à ce plaidoyer, parler de soi. Alors, place au Je. Assez de In, de Voix off et de regards omniscients tendus sur la ligne et attendant le signal de départ à poser la pointe pour écrire.
Cette ligne signe chaque jour ma présence au monde, bien tracée et bien délimitée telle une démarcation à franchir. Pause avec arrêt sur image, juste avant la relance : l’heure sonne l’irrévérence.
Mon coming-out n’a rien de sexuel. Il ne porte ni sur un genre, ni sur une aspiration politique ou religieuse. Il ne retranscrit que l’étape qui m’a permis d’ouvrir mon placard. Ce placard, j’en suis responsable un peu, beaucoup, et peut-être à la folie. Tout petit au départ, il s’est agrandi sous les interrogations, les remontrances parfois, le rappel à l’ordre et à la réalité, souvent.
Je m’y étais enfermée par secret ; je l’ai transformé en cage à la porte d’accès verrouillée. Je l’ai aménagé de rêves et de cauchemars. Rempli de papiers et de livres qu’on disait incongrus pour mon âge à l’époque, je l’ai fortifié envers tout et contre l’avis de tous. Ce placard devint mon univers – et mon refuge – scellé par mon silence.
Petite, je croyais à la magie des sens. Je m’en repaissais. Sous les violons, je vibrais. Je pleurais la corde pincée. Au creux du cœur, je sentais la touche frappée. Et mon âme s’évadait avec la mélodie. Plus tard, à l’âge dit de raison, je m’offrais mes premiers livres avec l’argent caché au fond de ma poche. Livre est un grand mot : j’allais acheter en cachette le journal de Mickey, les aventures de Sylvain et Sylvette et de Rahan. De retour dans ce qui me tenait lieu de chez moi, je me faufilais sans qu’on me voie pour m’évader à lire. Parce que chez moi, voyez-vous, on ne lisait pas, on travaillait ! D’injonctions en supplices, je me suis sacrifiée sur l’autel de la vindicte parentale. Trop fort ? Non, à la mesure du temps qu’il m’a fallu pour oser dire ce qui me fait.
Je me sens artiste et écrivain depuis l’enfance. Me définir ainsi me demande du courage. Je balaye la honte et l’outrecuidance de tels propos pour brandir l’irrévérence que je porte en moi depuis si longtemps. Car en fait, il s’agit bien là d’irrévérence. Je l’ai canalisée tant bien que mal et souvent noyée sous d’autres exigences. J’ai répondu aux appels du Gagne-ta-vie. J’ai cueilli des petites gloires au grand arbre du statut social ; je me suis chargée d’apparats et d’apparences à celui placé sous son feuillage et me suis offerte ses fruits argentés. J’ai cru étayer ma vie de l’excellence que je recherchais, par défaut. La brillance se reflétait et emportait l’insatisfaction bien loin de mes préoccupations. Annexée et robotisée à souhait, j’ai vécu ainsi dans un confort surfait dont je ne voyais ni ne sentais la fissure qui s’amorçait.
Par peur et par discrétion, j’ai enfoui mes élans. La crainte du rejet s’est amplifiée. À chaque tentative de montrer cet autre aspect, je reçus des sourires ironiques, déplacés et dégradants jusqu’à parfois me discriminer. Le risque devint trop grand quand je me mis à occuper une voie sur laquelle, parait-il, mon avenir se traçait. Un avenir dont d’autres s’approprièrent la conduite, pour mon bien, et à l’ombre duquel ils se mettaient à briller. Ils m’ont alors conseillé de moins en dire pour me protéger, de moins en faire pour gravir les échelons. Car enfin : « Écrire : c’est se dévoiler ! » De ce voile imposé, j’ai commencé à dépérir à voir la vie et mon horizon se noircir. Je me suis rendue invisible et oubliée sur le quai d’un train mis à l’arrêt qui rouillait à m’attendre. À l’ombre, je me suis persécutée à refréner mes élans contrariés.
Plus tard encore, mon visage afficha le masque de bienséance répondant aux exigences d’une société de bon aloi et feignait ainsi le bonheur d’une réussite acceptable à ses codes. Pourtant, durant toutes ces années et sans relâche, j’écrivais. Mon placard engoncé rapetissait. Une pièce fermée le remplaça. La clé symbolique devint bien réelle. Sur les étagères, j’empilais en vrac des feuillets, des prospectus annotés quand l’idée était trop pressante et qu’à ma main je jugeais qu’ils feraient l’affaire. Des histoires riantes se juxtaposaient à des drames. Des soupirs se mettaient à l’essai et à l’épreuve des rimes. Un fatras de sensations, d’émotions et de sentiments que je pensais ne jamais classer, faute de temps et surtout pour cause d’orgueil. L’orgueil dans ces moments-là a été mon pire ennemi. Oui, l’orgueil, celui qui vous fait croire que vous ne valez pas grand-chose parce que vous n’osez pas. Le désespoir vint à mon secours. L’étiolement transforma l’isolement en énergie salvatrice.
Cet été là, en 2014, j’ai osé un premier pas vers ce que je suis. Bien m’en a pris, je me sentais prête à tout et surtout à l’affrontement. J’ai dit simplement à l’amie assise à mes côtés : « J’écris ! » En réponse, je reçus un grand éclat de rire. Vous savez celui qui vous liquéfie par son ironie. J’ai pensé alors que j’allais perdre beaucoup d’amis à m’en écarter, mais le premier pas était franchi. D’autres ont souri, ajoutant à leur compassion : « Tu te protèges, au moins ? » Sur et sous le coup, je n’ai pas compris. Ils ont précisé : » Tu as pris quoi comme pseudo ? » Ce à quoi j’ai répondu que je ne souhaitais pas en utiliser. Si je prenais le risque de dire, pourquoi me cacher ? Leur air effaré me fit comprendre tout l’enjeu d’une telle déclaration. Entre censure des uns et autocensure, comment allais-je les protéger, si d’aventure je m’amusais à les exposer ? Ma liberté devenait à leurs yeux outrageuse et outrancière. J’abusais ainsi de leur amitié qui, je m’en suis aperçue dès lors, n’avait rien de gratuite. Sous leurs regards, j’apparaissais inconsciente et inconséquente. J’endossais un costume mal taillé d’observatrice mal intentionnée : une ennemie !
Remplie de toutes mes tares, j’ai poursuivi mon chemin. Aux inconnus rencontrés en d’autres lieux, à la question habituelle « Tu fais quoi dans la vie ? », j’ai omis ma profession et précisé apprenti-écrivain. Contre toute attente, je m’aperçus que je ne dérogeais à aucune règle. Mieux, à discuter et échanger, ils conclurent pour moi : « Enlève apprenti, on croit que tu portes plus haut le préjugé que le fond. » Je me suis libérée de la falsification et je deviens chaque jour davantage authentique. Le doute existe toujours. Je marche dans son empreinte mais elle revêt moins d’importance.
La troisième grande étape de ce coming-out particulier se réalisa lors d’un échange anodin avec l’un de mes fils, le plus jeune. Au détour d’un fou-rire, je lui confiai que j’écrivais. Je me souviens de son arrêt, figé dans un instant gravé dans ma mémoire à jamais. Lentement, les larmes ont dérivé sur le bord de ses paupières. L’image s’est ranimée, il m’a prise dans ses bras et m’a serrée très fort, heureux.
Aujourd’hui quelques personnes sont avisées. Certaines d’entre elles demandent à et où me lire. Je leur refuse de moins en moins l’accès. Je crains parfois l’avidité malsaine et ne sais pas la reconnaître. J’ai entendu, pour avoir mal anticipé le contre, qu’écrire participait forcément d’une thérapie. Je conviens que c’est la pire des appréciations. Car, à ceux-là, il leur faut une cause, voire un alibi à l’acte d’écrire. Comment leur faire comprendre que cela est en moi, depuis toute petite. Quand je précise que j’apprends toujours, je sens leur satisfaction à relever mon effort. Je reconnais alors la suffisance des bien-pensants et leur déni de la présence d’une qualité ou d’un talent. Ils n’entendent rien. Je parle de mon identité garante de ma légitimité. Il s’agit d’une réalité : la mienne ! Elle me transforme irréversiblement. Chaque jour, je me mesure à moi-même sans complaisance et sans illusion. Je renonce à me fourvoyer ailleurs et à perdre mes exigences.
Je choisis aussi d’ignorer l’agressif et le péremptoire. Ils cachent quelques affres qui ne m’appartiennent pas. Je suis parfois confrontée par cette exposition à des lecteurs et des correcteurs à la verve acerbe, aux mots drus et piquants. À chaque aiguillon reçu, je saigne ; je suis fragile. Je me protège tant bien que mal de l’agressivité ainsi offerte et pointée, sollicitant tellement la mienne en écho. J’en connais d’autres, soumis aussi à l’exercice difficile de l’écriture, qui saluent et toquent à ma porte avant d’entrer. Ils demandent s’ils le peuvent, mettent en avant le respect, la considération, pour ne franchir mon seuil que si je les accueille ou les encourage. À ceux-là, je dis merci. D’eux, j’écoute les conseils et les avis car ils sont discrets et prévenants à mon souci de bien écrire, de retranscrire un univers qui n’appartient qu’à moi. J’insiste, il s’agit de mon univers et de celui de personne d’autre. Certains s’immiscent pour déranger mes arrangements et les cuisiner à leur sauce. Je leur demande alors, avant toute chose, de s’attarder sur le point de vue qui n’est pas le leur pour qu’ils l’entendent et le comprennent avant d’en argumenter les contraires.
L’acte d’irrévérence me rend à la liberté mais aussi à l’humilité et à la modestie : un état de conscience prégnant et porteur de valeurs. Il s’est commis dans l’irréversible puisqu’il parle profondément de moi, de ce qui me fait et de qui je suis.
©Claire Le Guellaff – Février 2016
petitprince
Zelen Awal
Dim
En outre, il y a toute une musique dans tes mots, toute une rythmique, toute une poésie qui rendent la lecture belle et envoûtante. Merci pour ce témoignage 🙂
Velka
Bravo pour ce texte criant de franchise. On en avait besoin !
Rosa Carmon
Magnifique affirmation de soi face au monde, et dans une très belle langue en plus.
En plus je me reconnais totalement :p et du coup, c’est encourageant de se sentir un peu moins seule sur ce chemin.
Alicé Awh
virgo34
Oncle Dan
Christ’in
Frédéric Leblog
Pourtant, que répondre et qu’ajouter à un texte si divinement éclairé ?
Éclairant, même !
A l’évidence, nous partageons tous la puissance des mots mariés ici. Mieux, nous les vivons au plus profond de nous. Ils résonnent au plus secret de nos vœux les plus chers et les plus inavoués. Mais, qui peut dire à autrui ce qu’il ressent sans passer par les regards condescendants de ceux qui, faisant fi de tout cela, ne se lassent pas de nous alerter sur les incontournables dangers d’une existence dédiée au seul plaisir de faire ce que dicte notre cœur ?
Parce qu’il faut du cœur pour soi et surtout pour les autres ! Ces autres qui, souvent trop proches et en même temps si distants, se font suffisants et s’estiment soudain supérieurs parce qu’ils sauraient, mieux que nous, que nos chances sont si infimes que nous ne pourrions que nous briser à vouloir démolir les murs qui nous retiennent prisonniers de vies qui ne nous concernent pas, qui ne nous appartiennent finalement pas. Mais, n’est-ce pas directement se soumettre au jugement impersonnel d’une culture qui prétend que l’Art n’est rien, ou si peu ? Et, pour mieux nous dissuader de nous aventurer sur ces chemins, inconnus de la plupart, ils nous lancent leur ignorance au visage, insensibles au besoin viscéral d’écrire, de peindre, de chanter ou de danser pour quelques uns, dont nous sommes, quoi qu’il en coûte de nous l’avouer à nous mêmes.
Et l’on pourrait simplement se rappeler que ce fameux « Coming out », dont nous ne retenons que la sonorité anglaise pour mieux nous cacher derrière son vrai sens, on pourrait se rappeler, donc, qu’on devrait le traduire par « révélation ». Parce que, une fois encore, il est bien question de cela. Une révélation.
Alors, creusons un peu le terme…et découvrons tous, au moins la plupart, que ce mot est lui-même dissimulé derrière un autre, porteur de mauvais augure…
De là à croire que c’est pour ça que la plupart de nos détracteurs tremblent pour nous, il n’y a qu’un pas, non ?
Merci à CM de l’avoir enfin franchi pour nous, qui restons encore frileusement de l’autre côté d’une rive que nous espérons tous atteindre un jour…
Et merci pour les éloquents commentaires que j’ai pu lire, écrits, saignés pour certains, qui ne font que nous rendre un peu plus à l’évidence.
Johann Christoph Schneider
Je vous félicite pour votre courage et votre lucidité.
Annick
Johann Margulies
Eric Kobran
Mes études ont été parsemées de professeurs de mathématiques et de physique qui me reprochaient d’être « trop littéraire ». On me demandait souvent si j’étais sûr. Je ne sais pas à quel moment j’aurais dû les écouter. Je ne pense pas avoir jamais eu le courage de leur dire que j’aurais préféré écrire. Peut-être cette fois où je leur ai dit que je me dirigerai un jour vers le métier de journaliste. Mais ce n’était pas cette écriture là qui m’intéressait.
Vingt Quatre
Merci de nous faire partager tes écrits.
Patrice Lucquiaud
« Les autres pensent ce qu’il veulent…
Moi, je pense et j’écris ce que je veux, ce que mon âme me dicte, et ce, contre leurs avis, jugements et appréciations, en dépit de leurs sourires et de leur ironie. »
Ridicule !…
Y aurait-il eu Molière ans quelque bourgeois gentilhomme , sans tartuffes, sans malades imaginaires, sans avares ou sans précieuses ridicules ?
Laissons aux sots leur originalité, aux avisés leurs conseils aux sages, leur tolérance.
Le monde est beau dans la diversité de ses imperfections …
les artistes en font leur égérie et les élèvent aux nues…
Soyons irrévérencieux pour notre Salut et celui des autres à nous suivre …
Il faut se dire qu’il y a plein de talents extraordinaires qui ne passerons jamais à la postérité.
Ceux qui le sont, ont nourri notre culture. Merci à eux tous …
Et Merci à @ CM LE GUELLAFF de nous révéler toute l’ampleur de son talent, toute la prégnance de son envie d’écrire qui ne reste pas vaine puisque nous la lisons avec attention et intérêt…
Romain Le Bon
Kiel Kinimo
Il y a juste un point où je me sens un peu plus chanceux que toi : j’ai toujours eu quelques amis avec qui partager ma passion. Ils restaient enfermés avec moi dans ce placard, loin de ma vie réelle, mais présents malgré tout.
En tout cas, en plus du plaisir de lire et d’écrire, ce genre d’expériences partagées est exactement ce pour quoi je me suis inscrit ici. Je pourrais relever presque chaque phrase du texte et en faire un parallèle d’une expérience vécue, mais je pense que le plus important est de te dire un grand merci pour ce texte qui me donne d’avancer toujours plus pour enlever ce petit « apprenti » qui persiste quand je parle de ce que je fais tous les jours. 😉
bertrand môgendre
Excellent. Bien joué.
ennkhala
Un texte magnifique qui touche au plus profond.
Jonas
En ce qui me concerne, mon « coming-out » d’écrivant (j’ai l’impression que je ne me considèrerai comme « écrivain » que le jour où j’aurai le bonheur d’être publié) a suscité plus de désintérêt et d’indifférence que de curiosité ou d’ironie. A quelques exceptions près, on m’a à peine demandé dans quel genre j’écrivais, ni montré quelque sorte d’intérêt pour mes textes. Sous-entendu « mais quelle perte de temps alors qu’il y a tant à faire ». Mais je suis têtu. Et j’ai moi aussi mon petit grenier symbolique où s’entassent mes écrits. J’essaie tout comme toi de m’améliorer de texte en texte.
En tout cas, je te félicite de tout cœur pour le courage dont tu fais preuve. Pas facile de s’exposer, d’oser dire « je », surtout quand il est question d’écriture.
Et puis tu as du talent, un style qui t’es propre et qui est sincère ; alors je n’ai qu’une chose à te dire :
Continue.
Djymee
J’ai personnellement vécu tout le contraire de ce que tu décris. Pour mon premier roman, l’article paru dans la presse locale a incité des gens de mon quartier, pourtant populaire, à venir me rencontrer pour tenter des liens amicaux. De ce fait, j’en apprécie d’autant plus ce texte puisqu’il me fait découvrir quelque chose qui m’était totalement inconnu … et en plus avec brio !
Jean-Christophe Heckers
flooney
Emma B
« Je m’y étais enfermée par secret » CM tu es fille ou garçon? Je ne sais pourquoi mais je t’imaginais homme.
« J’ai dit simplement à l’amie assise à côté : j’écris ! En réponse, je reçus un grand éclat de rire. Vous savez celui qui vous liquéfie par son ironie… » J’ai eu droit à la même chose de la part de ma meilleure amie. A mon deuxième livre publié elle riait plus… Alors au diable le regard des autres, non?
Clara Sombrio
Magnifique texte qui parlera à tous les artistes, contrariés ou pas.
Merci.
Merci beaucoup Paul pour votre lecture et votre généreux commentaire !