Gestes d’écriture / Le jour, ça commence comme ça : un lé de soleil en diagonale, de l’extérieur vers l’intérieur, de la droite vers la gauche. Une liane du dehors venue se placer avec précision sous le regard et qui s’étale sur la couette avant de percer le dedans. Puis un plateau, une tasse, une cuillère, des cigarettes et leur briquet, importés dans une demi-absence. Important le briquet : il m’allume ! La lumière s’appesantit… et voilà qu’elle veut me pousser, me jeter hors du lit. Ce n’est pas un appel, c’est une sortie. Une éjection d’un dedans douillet, parce que gonflé de chaleur et surfacé de lumière, pour aller vers un dehors actif. Me sortir d’un passif rembourré, dodu comme un coussin en attente, vers un actif où donner, à me dépouiller du supplémentaire acquis durant la nuit… prête à lester l’écriture d’un souffle, d’un jet, d’une expiration de mots à dire.

/ La nuit, la lumière vient de l’intérieur pour piocher au dehors et alpaguer l’extérieur ; tout devient urgence. Dès que le regard s’active dans ces nuits-là, sur le noir, la main automate se pose sur le clic de la lampe et l’actionne. Le fil clair illumine la diagonale inverse du jour, de gauche à droite, parce que la position de la dormeuse insomniaque se maintient invariable. L’écriture sera différente si levée, éveillée, par le gauche à droite, ou par le droite à gauche. La nuit, le jour… la lumière de la nuit et celle du jour : deux mouvements antagonistes aux heures différentes. La nuit, sans poussières à soulever mais des confusions à l’esprit ; le jour avec son air matérialisé par les volutes de cigarettes, poussières blanches compactées en faisceau à largeur variable. Je m’y suspends.

/ La nuit, le jour : un accrochage de mots en guirlandes, main droite-main gauche, ambidextre aux crayons de papier, mes deux mains se disputent les feuilles du carnet. Les feuilles de droite et celles de gauche. À changer de main, j’écris différemment, tant la forme que le fond : un jeu de mains pour des tricotages d’écriture. Vient le moment où il me faut rassembler d’autres carnets déjà remplis, relire des pages pliées en rappel, des bouts emberlificotés de mots, de phrases posées en urgence de mémoires. Des ponctuations aussi : des points-virgules, des exclamations et des suspensions alignées comme des grains de poussières de sensations cachées. Les neurones en bataille, ces « tout » se mélangent dans un joyeux bordel d’urgence, à happer le dehors, à casser le silence, à l’entrecouper et le morceler. La chambre alors, plus tard le bureau, prend son existence, happe, dilue et engloutit le lit, le plateau, la tasse, le briquet, dans son espace. L’élan d’écriture se saisit du monde et de mes mondes. Je me lève pour le jour. Je romps les attaches de la nuit qui m’avait endormie.

Ça commence comme ça, par un échauffement du figuré. Si près et si loin de moi en même temps : proche dans l’indicible et éloigné dans le reste à écrire. À l’entre-deux du Livre, le geste s’imprime.

À contre-nuit, il suffit d’une suspension ou d’un agrippement maladroit pour que le trapèze porteur se contracte, lance la douleur qui retiendra le geste. L’ordinateur, au centre du plateau de verre du bureau de la pièce d’à côté, s’éloigne. Le trapèze aux fibres-bâtonnets, rempli d’impostures, d’illégitimités, de craintes et de naïvetés, forme un sac pesant qui déséquilibre la posture et m’entraîne à vouloir rompre ses attaches pour m’en soulager. Un muscle qui se tord et se gonfle de trouilles.

/ Ça vient de loin : d’objets d’enfance, de ces crayons de papiers, de ces gommes rose et bleu adulées, si importantes et si attristantes à la moindre déchirure entre le rose et le bleu.
/ Ça vient de tout près : des objets littéraires de ceux qui se nomment « sachants », à les craindre, les ériger en sentences et en rejets des écritures malaisées. Sur ce trapèze, le geste d’écrire se balance entre le tort et la raison … Soit il permet, soit il interdit. Ma capacité se joue dans ce triangle au cœur de l’élan d’écriture ; épaule-nuque-colonne vertébrale, au centre : le mouvement. On le nomme muscle extrinsèque, quelle ironie ! S’il me laisse tranquille, je peux prolonger les lignes de papier par celles formatées de l’ordinateur. La récriture se joue entre ces deux lieux ; elle atténue les reliefs des objets qui encombrent le plateau, le bureau, ceux qui préparaient, conduisaient de la voix-papier en désordre vers celle mise en sens revisités sur l’ordinateur.

/ Le papier me garde au-dedans ; l’ordinateur me place en dehors. Sensation forte de m’éloigner jusqu’à me séparer du geste premier. Entre le dedans et le dehors, il y a l’écran. Je réajuste les lunettes, plisse les yeux vers cette autre que je balbutie en lignes codées, en ajustements : paragraphes, blocs d’espaces travaillés, mots revisités et choisis, lectures itératives à me saouler. Un condensateur au centre du plateau de verre, tout autour l’amoncellement me rassure, me contient, me resserre. Je devine, dans l’angle mort, l’empilage des carnets, les livres ouverts, des bouts de papier, de tapis, de canapé, d’idées effleurées, de photos, de capuchons de couleurs. Je touche d’un doigt l’agrafeuse, d’un autre la tasse de café. Les poignets sur le bord  me garantissent l’ultime sensation de jonction entre deux mondes, entre désordre et ordonnancement, dans un besoin vivant d’éprouver les points de contact.

Pendant cet autre temps, le regard perce l’écran, le traverse et s’assujettit à l’intuition d’un minimum acceptable qui sera donné à lire.
La constitution d’une vision d’écriture

©Claire Le Guellaff – 2019
Signature site Claire Le Guellaff

 

 

Partager
error: Le contenu est protégé !!